Droit Comparé et Renouveau du Droit Musulman: le Vieux Rêve de Sanhoury Revisité

JurisdictionSouth Africa
Date16 August 2019
Published date16 August 2019
AuthorHarithal-Dabbagh
Pages2-39
Citation(2015) 2(2) Journal of Comparative Law in Africa 2
DROIT COMPARÉ ET RENOUVEAU DU DROIT
MUSULMAN: LE VIEUX RÊVE DE SANHOURY
REVISITÉ
HARITH AL-DABBAGH
Professeur adjoint, Faculté de Droit, Université de Montréal
Au début du XXe siècle, une déf‌iance régnait dans le milieu juridique arabe vis-à-vis du
droit musulman classique et se nourrissait de l’aspect archaïque que présente ce système.
Sanhoury, grand architecte des codif‌ications civiles arabes, f‌it le vœu d’une renaissance du
droit musulman à travers le droit comparé. La transformation de ce corpus en normes de
droit positif devait toutefois être précédée d’une réf‌lexion scientif‌ique indispensable: une
tâche à entreprendreen faisant appel aux techniques du droit comparé. En retraçant les pas
de Sanhoury en France, en Égypte et en Irak, l’auteur tente de voir dans quelle mesure la
théorie de rénovation proposée par ce réformiste a été mise en œuvre dans les codif‌ications
arabes. L’examen révèle que même dans les codes les plus islamisés la modernisation
entreprise demeure superf‌icielle, inachevée et partielle, dépourvue d’une dimension
créatrice.
Mots clés: droit comparé, droit musulman classique, charia, modernisa-
tion, rénovation, codif‌ications civiles arabes.
In the early twentieth century, a climate of mistrust regardingtraditional Muslim law —
sustained by the archaic nature of this system — prevailed in the Arab legal world.
Sanhoury, the grand architect of the Arabic civil codif‌ications, pledged a renaissance of
Muslim law through comparative law. The transformation of this legal corpus into
standards of substantive law,however, had to be preceded by an essential scientif‌ic study: a
task that required the use of comparative law techniques. Retracing Sanhoury’s steps in
France, Egypt and Iraq, the author attempts to explore to what extent the renovation
theory suggested by Sanhoury was implemented in the Arab codif‌ications. Close
examination reveals that even in the most Islamised codes, the modernisation efforts
undertaken remain superf‌icial, incomplete and partial; devoid of any creativedimensions.
Introduction
La comparaison, comme idée, n’est pas étrangère à la culture juridique de
l’Islam. Rappelons que le droit musulman fut dès l’origine un droit à
divergence. Il a été constitué loin de l’État législateur et des juges, par une
classe de théologiens-juristes autonomes, les fouqaha. Il s’agit donc d’un
corpus essentiellement doctrinal composé de règles et de solutions dégagées
par les fouqaha, en contemplation de la Loi divine. La diversité des doctrines a
donné lieu à de nombreuses écoles juridiques traversées par une multitude
d’opinions. On voit ainsi émerger entre 750 et 850 différentes écoles du f‌iqh
correspondant à des orientations intellectuelles divergentes madhahib. Aux
dernières étapes de son développement, à compter de XIe siècle, les
jurisconsultes commencèrent à commenter et comparer les solutions contra-
dictoires issues des écoles concurrentes, ce qui donna naissance à une
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discipline spécif‌ique: la science des divergences (ilm al-ikhtilaf).
1
Cette science
consiste à déf‌inir la méthode pour énoncer les preuves légales (adilla charyyia),
lever les ambiguïtés et repousser les arguments contraires en produisant des
preuves irréfragables.
2
Les premiers livres de l’ikhtilaf sont pour la plupart des recueils d’opinions
divergentes des jurisconsultes. Plus tard, les compilateurs ont développé des
théories pour expliquer ces différences. Parmi la riche littérature issue de
cette époque, on peut citer le célèbre ouvrage de Tahawi (853 à 935) ikhtilaf
al-oulama (la divergence des savants), dans lequel le jurisconsulte hanéf‌ite
expose systématiquement les différentes normes malékites, chaféites et autres
pour en discuter les fondements.
3
Mentionnons également l’ouvrage bidayat
al-mujtahid, d’Averroès (1126-1198), dans lequel il analyse et compare les
solutions de sa propre école, lui-même malékite, avec les autres écoles
sunnites, notamment chaféite, hanéf‌ite et hanbalite.
4
Soulignons enf‌in
l’ouvrage d’Ibn Qudâma (1147-1223), Al-Moughni, qui est une véritable
encyclopédie du droit musulman comparé, son auteur ne se bornant pas à
exposer la doctrine hanbalite, mais traitant de chaque question à la lumière
des enseignements des autres écoles.
5
Rappelons que ces divergences sont souvent exprimées dans le cadre de
l’examen des cas d’espèce, par exemple, la portée de l’interdiction frappant le
vin, la capacité de la femme à conclure par elle-même son contrat de mariage,
les causes permettant à l’épouse de demander le divorce, la validité du
testament en faveur d’un héritier, le montant exigé de l’aumône, les
opérations considérées comme usuraires et donc prohibées, etc. Dans chacun
de ces cas, l’auteur commence par évoquer le cas litigieux, puis il circonscrit
la controverse autour de celui-ci et enf‌in, il examine les arguments de chaque
courant pour faire valoir l’opinion prévalant. En effet, des règles multiples
ont été énoncées par les théologiens-juristes en fonction de leur époque, de
1
Cette divergence a été toujours considérée comme une ‘diversité dans l’unité’’
unité en ce qui concerne les principes généraux et diversité en ce qui a trait aux
détails. Les opinions différentes sont les ‘fruits variés d’un même arabe, celui du
Coran et de la Sunna’. Sur les fondements de cette divergence, voir Mohamed
Hashim Kamali, ‘The Scope of Diversity and Ikhtilâf (Juristic Disagreement) in the
Shari’ah’, (1998) 37-3 Islamic Studies 315.
2
Siddiq H. Al-Qanaoji, Abjad al-ouloum, vol.2, Beyrouth, Dar Al-Kotob
al-Ilmiyah, 1978, p.276.
3
L’original, composé de 130 volumes, est perdu. Tout ce qu’il en reste est un
abrégé de l’ouvrage, rédigé quelques années plus tard par Al-Razzi, mieux connu
sous le nom de Al-Jassâs (décédé en 980). Abou BakrAl-Jassas’ Al-Razzi, Mukhtasar
ikhtilaf al-oulama lil-Tahawi[Abrégé de divergences des oulémas de Tahawi], Beyrouth, Dar
al-bashaair al-islamyia, 1995 (ouvrage en quatre volumes en langue arabe).
4
Ibn Rushd, Bida¯yat al-Mujtahid wa˘-niha¯yat al-muqta id, Beyrouth, Éditions Dar
al-maarifa, 1988 (ouvrage en deux volumes en langue arabe).
5
Ibn Qudama Al-Maqdisi, Al-moughni, Le Caire, Librairie al-qahira, 1968 (10
volumes en langue arabe). Henri Laoust a traduit et annoté un résumé de cet ouvrage
sous le titre: Le précis de droit d’Ibn Qudama: jurisconsulte musulman d’e cole hanbalite,
Beyrouth, impr. Catholique, 1950.
DROIT COMPARÉ ET RENOUVEAU DU DROIT MUSULMAN 3
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leur milieu, du contexte social et aussi dans un but pieux, pour parvenir à une
interprétation estimée supérieure de la source scripturaire.
6
Aujourd’hui, on enseigne dans les facultés des sciences islamiques
7
un
cours de f‌iqh comparé où il est question de comprendre, à travers la
comparaison, les raisons des désaccords des fouqaha sur une question donnée.
Prolongement d’une science ancestrale, cette discipline est dorénavant
valorisée comme instrument de rapprochement entre les écoles, appelées
parfois rites (madhahib).
8
Pour contrer le sentiment d’être abandonné au
milieu d’une forêt de normes divergentes, mais également valables et
respectables, l’étudiant est parfois invité à exercer l’ikhtiyar, soit le droit de
procéder à un choix raisonné entre des solutions divergentes.
9
Mais, la comparaison est restée jusqu’ici cantonnée à l’intérieur même du
droit musulman, entre les versions différentes de ce système. La première
tentative de comparer ce droit à celui d’une autre civilisation a été
vraisemblablement entreprise à la f‌in du XIXe siècle en Égypte par Makhlouf
Al-Menyawi (1819-1878). Dans son ouvrage, al-mouqaranat at-tachryiah (‘les
comparaisons législatives’), l’auteur a tenté d’évaluer la compatibilité des
dispositions du Code Napoléon, article par article, avec les enseignements du
droit musulman selon l’école malékite.
10
Il importe de rappeler que
l’élaboration de cet ouvrage est intervenue dans un contexte de modernisa-
tion, alors que de nombreux pays musulmans – notamment l’Empire
ottoman et l’Égypte – étaient confrontés aux problèmes suscités par
l’archaïsme et la complexité de leur système en place. La question suivante
s’est posée alors avec acuité: faillait-il réformer le droit interne en s’inspirant
des législations européennes (notamment françaises) ou plutôt en se basant
sur les enseignements du droit musulman classique?
La question de l’adaptabilité du droit musulman à servir de levier à la
modernisation juridique a ressurgi au début de XXe siècle dans la plupart des
6
Jean-Paul Charnay, ‘Pluralisme normatif et ambiguïté dans le Fiqh’ (1963) 19
Studia Islamica 65, 72 et Ahmad Qodri A.Azizy ‘Ikhtilâf in Islamic Law with special
reference to the Shaf‌ii School’(1995) 34-4 Islamic Studies 367.
7
Voir, par exemple, le site internet de l’Université islamique d’Al-Azhar au Caire,
en ligne:
(consulté le 13 mai 2015).
8
VoirMohamed Rida Talab et Mohamed Farr, Le f‌iqh comparé: son évolution et son
rôle dans le rapprochement des écoles islamiques, Actes du 24 Congrès international
de l’unité islamique, Téhéran, 2011, en ligne: g/pages/
content.php?tid=46> (consulté le 13 mai 2015) [en arabe].
9
Parmi les ouvrages modernes consacrés au f‌iqh comparé, en langue arabe: Abou
Bakr Al-Jouzaïri, Le f‌iqh selon les quatre écoles,2
e
éd., Beyrouth, Éditions Dar Al-Kotob
al-Ilmiyah, 2003, (ouvrage en cinq volumes); en langue française: Yvon Linant de
Bellefonds, Traité de droit musulman comparé, coll. ‘Recherches méditerranéennes’,
Mouton, Paris, 1965 (ouvrage en trois volumes).
10
L’objectif non-déclaré était de démontrer l’absence d’une véritable incompati-
bilité af‌in de rendre plus aisé la réception du droit occidental en Égypte sous le
Khédive Ismaïl. Hadi Slim, ‘Le Code civil à l’épreuve des enseignements de l’école
malékite: Publications d’un manuscrit du 19
e
siècle’, (2002) 3 R.I.D.C. 837.
JOURNAL OF COMPARATIVE LAW IN AFRICA VOL. 2, NO. 2, 20154
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